DOCUMENT FINAL DE L’ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE
La Via pulchritudinis,
Le thème de l’Assemblée plénière 2006 du Conseil Pontifical de la Culture s’inscrit dans sa mission d’aider l’Église à transmettre la foi au Christ par une pastorale qui réponde aux défis de la culture contemporaine, notamment l’indifférence religieuse et la non-croyance (Motu proprio Inde a Pontificatus). Par des projets et des propositions concrètes, il souhaite aider les pasteurs en suivant La Via pulchritudinis comme chemin d’évangélisation des cultures et de dialogue avec les non-croyants, à conduire au Christ qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6).
L’avant-dernière Plenaria du Dicastère en 2002, qui avait pour thème « Transmettre la foi au cœur des cultures, novo millennio ineunte »[1], et la suivante en 2004, sur « La foi chrétienne à l’aube du nouveau millénaire et le défi de la non-croyance et de l’indifférence religieuse »[2], ont souligné l’urgence d’un nouvel élan apostolique de l’Église, pour évangéliser les cultures par une inculturation effective de l’Évangile. La culture empreinte d’une vision matérialiste et athée caractéristique des sociétés sécularisées, suscite une réelle désaffection et parfois une mise en accusation de la religion, en particulier du christianisme, et notamment un nouvel anti-catholicisme[3]. Beaucoup vivent comme si Dieu n’existait pas (Etsi Deus non daretur), comme si sa présence et sa parole ne pouvaient influencer d’aucune manière la vie concrète des personnes et des sociétés. Ils éprouvent de la difficulté à affirmer clairement leur appartenance religieuse : celle-ci relèverait du strict domaine de la vie privée. L’expérience religieuse, par suite, se dissocie souvent d’une claire appartenance à une institution ecclésiale : certains croient sans appartenir, tandis que d’autres appartiennent sans donner de signes visibles de leur croire. Le phénomène de la nouvelle religiosité et les spiritualités émergentes qui se répandent dans le monde, se dressent comme un grand défi pour la nouvelle évangélisation : elles prétendent répondre mieux que l’Église – ou, en tous cas, mieux que les formes religieuses traditionnelles – aux attentes spirituelles, émotives et psychologiques de nos contemporains, et à travers rites syncrétistes et pratiques ésotériques, elles touchent à vif l’émotivité des personnes dans une dynamique communautaire pseudo-religieuse qui, souvent, les étouffe, voire les prive de leur liberté et de leur dignité.[4] Si en certains pays d’anciennes chrétientés les chrétiens pratiquants ne constituent plus, comme dans un passé encore récent, la majorité de la population, ils demeurent une force vive, capable de témoigner avec discernement et courage, au cœur d’une culture néo-païenne. Les Journées mondiales de la Jeunesse, les grands rassemblements des Congrès eucharistiques et des sanctuaires de la Vierge Marie, la multiplication des lieux de ressourcement et la demande de séjours silencieux dans les hôtelleries des monastères, la redécouverte des antiques voies de pèlerinage et la floraison d’une multitude de nouveaux mouvements religieux qui touchent jeunes et adultes, les foules immenses qui se sont pressées à Rome à la mort de Jean-Paul II et à l’élection de Benoît XVI, sont autant de signes d’espérance : « Oui, l’Église est vivante, témoignait le Saint-Père dans son Homélie pour la messe inaugurale de son Pontificat – telle est la merveilleuse expérience de ces jours-ci. Au cours des journées tristes de la maladie et de la mort du Pape [Jean-Paul II], précisément, s’est manifesté de manière merveilleuse à nos yeux le fait que l’Église est vivante. Et l’Église est jeune. Elle porte en elle l’avenir du monde et c’est pourquoi elle montre aussi à chacun de nous le chemin vers l’avenir. L’Église est vivante et nous le voyons: nous faisons l’expérience de la joie que le Ressuscité a promise aux siens. »[5]
II. UNE PROPOSITION DE RÉPONSE DE L’ÉGLISE : LA VIA PULCHRITUDINIS. Devant les défis historiques, sociaux, culturels et religieux relevés dans les deux précédentes Assemblées plénières, quels aspects de la pastorale l’Église est-elle appelée à privilégier dans son dialogue apostolique avec les hommes et les femmes de notre temps, notamment les non-croyants et les indifférents ? L’Église accomplit sa mission de conduire les hommes au Christ Sauveur par le partage de la Parole de Dieu et le don des Sacrements de la Grâce. Pour mieux les rejoindre par une pastorale de la culture adaptée, à la lumière du Christ contemplé dans le mystère de son Incarnation (Cf. Gaudium et spes, n. 22), elle scrute les « signes des temps » et y trouve de précieuses indications pour établir des « ponts » qui permettent de rencontrer le Dieu de Jésus Christ à travers un itinéraire d’amitié dans un dialogue de vérité. Dans cette perspective, la Via pulchritudinis se présente comme un itinéraire privilégié pour rejoindre beaucoup de celles et ceux qui éprouvent de grandes difficultés à recevoir l’enseignement, en particulier moral, de l’Église. Trop souvent en ces dernières décennies, la vérité a souffert d’être instrumentalisée par l’idéologie, et la bonté d’être « horizontalisée », réduite à n’être plus qu’un acte social, comme si la charité envers le prochain pouvait se priver de puiser sa force dans l’amour de Dieu. Le relativisme qui trouve dans le « pensiero debole », la pensée faible, une de ses plus fortes expressions, contribue à rendre difficile une vraie confrontation, sérieuse et raisonnable avec les non-croyants. La Voie de la beauté, à partir de l’expérience toute simple de la rencontre avec la beauté qui suscite l’émerveillement, peut ouvrir le chemin de la recherche de Dieu et disposer le cœur et l’esprit à la rencontre du Christ, la Beauté de la Sainteté Incarnée offerte par Dieu aux hommes pour leur Salut. Elle invite les nouveaux Augustin de notre temps, chercheurs insatiables d’amour, de vérité et de beauté, à s’élever de la beauté sensible à la Beauté éternelle, et à découvrir avec ferveur le Dieu Saint, l’Auteur de toute beauté. Toutes les cultures ne sont pas également ouvertes au Transcendant et à l’accueil de la révélation chrétienne. De même, toutes les expressions de la beauté – ou de ce qui prétend l’être – sont loin de favoriser l’accueil du message du Christ et l’intuition de sa beauté divine. Les cultures, comme les expressions artistiques et les manifestations esthétiques, sont marquées par le péché et peuvent attirer, voire emprisonner l’attention jusqu’à la faire se replier sur elle-même, et susciter de nouvelles formes d’idolâtrie. Ne sommes-nous pas trop souvent confrontés à des phénomènes de réelle décadence où l’art et la culture se dénaturent jusqu’à blesser l’homme dans sa dignité ? Le beau ne peut être réduit à un simple plaisir des sens : ce serait s’interdire d’avoir la pleine intelligence de son universalité, de sa valeur suprême, transcendante. Sa perception requiert une éducation, car la beauté n’est authentique que dans son lien à la vérité – de quoi serait-elle d’ailleurs le resplendissement, si ce n’est de la vérité ? – et elle est en même temps « l’expression visible du bien, de même que le bien est la condition métaphysique du beau »[6] – « Le beau ne serait-il pas la route la plus sûre pour atteindre le bien ? », se demandait Max Jacob. Largement accessible à tous, la Voie de la beauté n’est pas pour autant exempte d’ambiguïtés et de fourvoiements. Toujours dépendante de la subjectivité humaine, elle peut être réduite à un esthétisme éphémère, se laisser instrumentaliser et asservir par les modes captatrices de la société de consommation. Aussi est-il urgent d’éduquer au discernement entre l’uti et le frui, c’est-à-dire entre un rapport avec les réalités et les personnes fondé uniquement sur la fonctionnalité – uti –, et celui d’une relation authentique et de confiance – frui –, solidement enracinée dans la beauté de l’amour gratuit, selon saint Augustin dans son De catechizandis rudibus : “Nulla est enim maior ad amorem invitatio quam praevenire amando – Il n’est pas de plus grande invitation à l’amour que d’aimer le premier” (Lib. I, 4.7, 26). Aussi est-il nécessaire de clarifier ce qu’est et en quoi consiste la Via pulchritudinis : de quelle beauté s’agit-il, qui permette de transmettre la foi par sa capacité à toucher le cœur des personnes, à exprimer le mystère de Dieu et de l’homme, à se présenter comme un authentique « pont », espace libre pour cheminer avec les hommes et les femmes de notre temps qui savent ou apprennent à apprécier le beau, et les aider à rencontrer la beauté de l’Évangile du Christ que l’Église a pour mission d’annoncer à tous les hommes de bonne volonté.
II.2 De quelle manière la via pulchritudinis peut-elle être une réponse de l’Église aux défis de notre temps ? Le Pape Jean-Paul II, inlassable scrutateur des signes des temps, indique la voie dans son Encyclique Fides et ratio : « Tandis que je ne me lasse pas de proclamer l’urgence d’une nouvelle évangélisation, je fais appel aux philosophes pour qu’ils sachent approfondir les dimensions du vrai, du bon et du beau, auxquelles donne accès la parole de Dieu. Cela devient plus urgent lorsque l’on considère les défis que le nouveau millénaire semble lancer et qui touchent particulièrement les régions et les cultures d’ancienne tradition chrétienne. Cette préoccupation doit aussi être considérée comme un apport fondamental et original sur la route de la nouvelle évangélisation. »[7] Cet appel aux philosophes peut surprendre, mais la via pulchritudinis n’est-elle pas une via veritatis sur laquelle l’homme s’engage pour découvrir la bonitas du Dieu d’amour, source de toute beauté, de toute vérité et de toute bonté ? Le beau, tout autant que le vrai ou le bien, nous conduit à Dieu, Vérité première, Bien suprême, et Beauté même. Mais le beau dit plus que le vrai ou le bien. Dire d’un être qu’il est beau, n’est pas seulement lui reconnaître une intelligibilité qui le rend aimable. C’est en même temps dire qu’en spécifiant notre connaissance, il nous attire, voire nous captive par un rayonnement capable de susciter l’émerveillement. S’il exprime un certain pouvoir d’attraction, plus encore, peut-être, le beau dit la réalité elle-même dans la perfection de sa forme. Il en est l’épiphanie. Il la manifeste en exprimant sa clarté interne. Cette dernière est, selon saint Thomas d’Aquin, l’une des trois conditions de la beauté. Dans son Traité sur la Trinité de la Somme Théologique, il s’interroge sur les attributs propres à chaque personne divine et rattache la beauté à la personne du Fils : « Pulchritudo habet similitudinem cum propriis Filii – La beauté présente quelque similitude avec ce qui est le propre du Fils ». Et il indique les trois conditions de la beauté, pour les appliquer au Christ : l’intégrité ou la perfection – integritas sive perfectio –, la juste proportion ou harmonie – proportio sive consonantia – et la clarté – claritas (Ia, qu. 39, art. 8). Si le bien dit le désirable, le beau dit plus encore la splendeur et la lumière d’une perfection qui se manifeste.[8] La via pulchritudinis est une voie pastorale, qui ne saurait se réduire à une approche philosophique. Mais le regard du métaphysicien nous aide à comprendre pourquoi la beauté est une voie royale pour conduire à Dieu. En nous suggérant qui Il est, elle suscite en nous le désir d’en jouir dans le repos de la contemplation, non seulement parce que Lui seul peut combler nos intelligences et nos cœurs, mais parce qu’Il contient en lui-même la perfection de l’Être, source harmonieuse et intarissable de clarté et de lumière. Pour y parvenir, il importe de savoir accomplir le passage « du phénomène au fondement ». C’est encore l’appel du pape philosophe : « Partout où l’homme constate un appel à l’absolu et à la transcendance, il lui est donné d’entrevoir la dimension métaphysique du réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs morales, dans la personne d’autrui, dans l’être même, en Dieu. Un grand défi qui se présente à nous au terme de ce millénaire est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité, il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose. » Et il ajoute : « Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l’intelligence de la Révélation. »[9] Ce passage du phénomène au fondement ne se fait pas spontanément pour qui n’est pas apte à passer du visible à l’invisible, parce qu’une certaine accoutumance à la laideur, au mauvais goût, à la grossièreté, se voit promue, tant par la publicité que par certains « artistes fous » qui érigent en valeur l’immonde et le laid, dans le but de susciter le scandale. Les fleurs captieuses du mal fascinent : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, ô Beauté ? », s’interroge Baudelaire. Et Dimitri Karamazov confie à son frère Aliocha : « La Beauté est une chose terrible. Elle est la lutte de Dieu et de Satan, et le champ de bataille, c’est mon cœur ». Si la beauté est image du Dieu créateur, elle est aussi fille d’Adam et Ève et à leur suite marquée par le péché. L’homme souvent risque de se laisser prendre au piège de la beauté prise pour elle-même, l’icône devenue idole, moyen qui engloutit la fin, vérité qui emprisonne, piège dans lequel tombent nombre de personnes, faute d’une formation adéquate de la sensibilité et d’une juste éducation à la beauté. Parcourir la Via pulchritudinis implique de s’engager à éduquer les jeunes à la beauté, les aider à développer un esprit critique face à l’offre de la culture médiatique et à façonner leur sensibilité et leur caractère pour les élever et les conduire à une réelle maturité. La « culture kitch » n’est-elle pas caractéristique d’une certaine peur de se sentir poussé à une profonde transformation ? Après un long refus de cette « passion », saint Augustin témoigne de la transformation profonde de l’âme provoquée par la rencontre avec la beauté de Dieu : dans les Confessions, il songe avec tristesse et amertume au temps perdu et aux occasions manquées, et, en des pages inoubliables, il revit son parcours tourmenté à la recherche de la vérité et de Dieu. Mais, dans une sorte d’illumination dans l’évidence, il retrouve Dieu et le saisit comme « la Vérité elle-même » (X, 24), source d’une joie pure et d’un authentique bonheur : « Tard je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t’ai aimée ! Mais quoi ! tu étais au-dedans de moi, et j’étais, moi, en dehors de moi-même ! Et c’est au dehors que je te cherchais ; je me ruais, dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures… Tu m’as appelé, et ton cri a forcé ma surdité ; tu as brillé et ton éclat a chassé ma cécité ; tu as exhalé ton parfum, je l’ai respiré, et voici que pour toi je soupire ; je t’ai goûtée et j’ai faim de toi, soif de toi ; tu m’as touché, et je brûle d’ardeur pour la paix que tu donnes. »[10] Cette expérience de la rencontre avec le Dieu de Beauté, est un évènement vécu dans la totalité de l’être, et non pas seulement dans la sensibilité. D’où la confession du De musica (6, 13, 38) : « Num possumus amare nisi pulchra ? – Que pourrions-nous aimer sinon le beau ? ».
II.3 La Via pulchritudinis, chemin vers la Vérité et la Bonté. En proposant une esthétique théologique, Urs von Balthazar entendait ouvrir les horizons de la pensée à la méditation et à la contemplation de la beauté de Dieu, de son mystère et du Christ en qui Il se révèle. Dans l’introduction au premier volume de son ouvrage magistral : La Gloire et la Croix, le théologien évoque ce mot « qui pour nous sera le premier », la beauté, et il en exprime la portée par rapport au bien qui « a aussi perdu sa force d’attraction » et où « les preuves de la vérité ont perdu leur caractère concluant » : « Le mot par lequel nous commencerons… c’est : beauté ; c’est lui qui pour nous sera le premier. Beauté, c’est la dernière aventure où la raison raisonnante puisse se risquer, parce que la beauté ne fait que cerner d’une éclat impalpable le double visage du vrai et du bien et leur réciprocité indissoluble ; beauté désintéressée, sans laquelle le monde ancien refusait de se concevoir, mais qui, insensiblement, a pris congé du monde intéressé d’aujourd’hui, pour l’abandonner à sa cupidité et à sa tristesse. Beauté, que même la religion n’aime et ne choie plus et qui pourtant, ôtée comme un masque de son visage, met à nu des traits qui menacent de devenir incompréhensibles aux hommes… Celui qui, à son nom, fait la moue comme si elle était le vain ornement d’un passé bourgeois, on peut être sûr que – en secret ou ouvertement – il ne peut déjà plus prier, et bientôt ne pourra plus aimer… Dans un monde sans beauté – même si les hommes ne peuvent se passer de ce mot, et l’ont sans cesse à la bouche en le prostituant – dans un monde qui n’est peut-être pas dépourvu de beauté, mais n’est plus capable de la voir, de compter avec elle, le bien a aussi perdu sa force d’attraction, l’évidence « qu’il doit être accompli »… Dans un monde qui ne se croit plus capable d’affirmer le beau, les preuves de la vérité ont perdu leur caractère concluant. »[11] Parallèlement, avec d’autres préoccupations, Aleksandr I. Soljenitsyne note avec accent prophétique, dans son Discours pour la remise du Prix Nobel de littérature : « Cette antique tri-unité de la Vérité, du Bien et de la Beauté n’est pas simplement une formule caduque de parade, comme il nous avait semblé aux temps de notre présomptueuse jeunesse matérialiste. Si, comme le disaient les sages, les cimes de ces trois arbres se réunissent tandis que les pousses de la Vérité et du Bien, trop précoces et sans défenses, sont écrasées, déchirées et n’arrivent pas à maturation, il peut se faire que, étranges, imprévues, inattendues, les pousses de la Beauté pousseront et croîtront à la même place, et ce seront elles, de cette manière, qui accompliront le travail pour toutes les trois. »[12] Le Père TUROLDO, chantre de la beauté, rapporte cette affirmation significative de Divo BARSOTTI : « Le mystère de la beauté ! Jusqu’à ce que la vérité et le bien ne deviennent beauté, la vérité et le bien semblent rester, en quelque sorte, étrangers à l’homme, et s’imposent à lui de l’extérieur ; il y adhère, mais ne les possède pas ; ils exigent de lui une obéissance qui, de quelque manière, le mortifie ». Et il en tire la conclusion suivante : « Le vrai et le bien ne suffisent pas à créer une culture, parce que seuls, ils ne semblent pas suffire à créer une communion, une unité de vie entre les hommes. Et parce que la culture est l’expression même d’un développement individuel, d’une certaine perfection atteinte, il s’ensuit que la culture semble s’exprimer au plus haut point dans la beauté. » Ainsi, bien loin de renoncer à proposer la Vérité et le Bien qui sont au cœur de l’Évangile, il s’agit de suivre une voie privilégiée pour leur permettre de rejoindre le cœur de l’homme et des cultures.[13]Le monde en a un urgent besoin, comme le soulignait le Pape Paul VI dans son vibrant Message aux Artistes le 8 décembre 1965, à la clôture du Concile œcuménique Vatican II : « Ce monde dans lequel nous vivons a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. La beauté, comme la vérité, c’est ce qui met la joie au cœur des hommes, c’est ce fruit précieux qui résiste à l’usure du temps, qui unit les générations et les fait communiquer dans l’admiration. »[14] Contemplée avec une âme pure, la beauté parle directement au cœur, et l’élève intérieurement de l’étonnement à l’émerveillement, de l’admiration à la gratitude, et du bonheur à la contemplation. Par là, elle crée un terrain fertile pour l’écoute et le dialogue, car elle aide à saisir l’homme tout entier, esprit et cœur, intelligence et raison, capacité créatrice et imagination. Car elle laisse difficilement indifférent : elle suscite des émotions, elle met en mouvement un dynamisme de profonde transformation intérieure qui engendre joie, sentiment de plénitude, désir de participer gratuitement à cette même beauté, de se l’approprier en l’intériorisant et en l’intégrant dans son existence concrète. La voie de la beauté répond au désir intime de bonheur qui habite le cœur de tous les hommes. Elle ouvre des horizons infinis qui poussent l’être humain à sortir de lui-même, de la routine et de l’éphémère instant qui passe, à s’ouvrir au Transcendant et au Mystère, à désirer, comme but ultime de son désir de bonheur et de sa nostalgie d’absolu, cette Beauté originelle qu’est Dieu lui-même, Créateur de toute beauté créée. Nombre de Pères s’y sont référés au cours du Synode des Évêques sur l’Eucharistie, en octobre 2005. L’homme, dans son désir intime de bonheur, ne peut éviter de se trouver au prises avec le mal, la souffrance et de la mort. Et les cultures elles-mêmes sont parfois confrontées à des phénomènes analogues de blessures qui peuvent conduire jusqu’à leur disparition. La voie de la beauté aide à s’ouvrir à la lumière de la vérité, et elle éclaire ainsi la condition humaine en aidant à saisir le sens mystérieux de la douleur. Ce faisant, elle facilite la guérison de ces blessures.
Trois développements s’offrent à nous comme voies privilégiées de la Via pulchritudinispour dialoguer avec les cultures contemporaines : III.1 La beauté de la création III.2 La beauté des arts III.3 La beauté du Christ, modèle et prototype de la sainteté chrétienne La Beauté de Dieu, révélée par la beauté singulière de son Fils, constitue l’origine et la fin de tout le créé. S’il est possible de partir du degré le plus élémentaire, pour ensuite remonter, selon un dynamisme inscrit dans l’Écriture Sainte, de la beauté sensible de la nature à la Beauté du Créateur, celle-ci resplendit d’une manière unique sur le visage du Christ, et sur celui de sa Mère et des saints. Pour le chrétien, la « création » est inséparable de la « recréation », car si Dieu a jugé bonne et belle l’œuvre des six jours (cf. Gn 1), le péché, avec le désordre a introduit la laideur du mal et de la mort dont le Christ ressuscité est vainqueur. « Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! », chante la liturgie de Pâques : la Grâce qui se répand sur le monde du côté ouvert du Christ Sauveur, purifie et introduit dans une beauté tout autre le monde sauvé qui attend dans les gémissements l’heure de la transformation finale (Rm 8, 22).
III.1 La beauté de la création. L’Écriture souligne la valeur symbolique de la beauté du monde qui nous entoure, reflet visible de la beauté de son créateur invisible : « Oui, vains par nature tous les hommes en qui se trouvait l’ignorance de Dieu, qui, en partant des biens visibles, n’ont pas été capables de connaître Celui-qui-est, et qui, en considérant les œuvres, n’ont pas reconnu l’Artisan… S’ils les ont pris pour des dieux, qu’ils sachent combien leur Maître est supérieur, car c’est la source même de la beauté qui les a créés. » (Sg 13, 1 et 3). Il est toutefois un abîme entre la beauté ineffable de Dieu et ses vestiges dans la création, aussi l’auteur sacré ne croit pas inutile de préciser le cadre de cette « dialectique ascendante » : « La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (v. 5). Il importe de dépasser les formes visibles des choses de la nature, pour remonter jusqu’à leur Auteur invisible, le « Tout Autre » que nous professons dans le Credo : « Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible ».
A) L’émerveillement devant la beauté de la création. « La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles… ». Les poètes sont, avec Baudelaire, particulièrement sensibles aux beautés de la création et à leur mystérieux langage. Ainsi, en son Cantique spirituel, saint Jean de la Croix donne aux créatures de confesser : « Répandant mille grâces En hâte il est passé par ces bocages. Les allant regardant, par sa seule figure, il les laissa revêtus de beauté », et le poète anglais G.M. Hopkins : « Le monde est pénétré de la splendeur de Dieu ». C’est que de la contemplation d’un paysage au coucher du soleil, des sommets des montagnes enneigées sous le ciel étoilé, des champs couverts de fleurs baignés de lumière, du foisonnement des plantes et des espèces animales naissent une palette de sentiments qui nous invitent à « lire de l’intérieur – intus-legere », pour, du visible atteindre l’invisible et donner réponse raisonnable au questionnement incontournable : qui est cet artisan à l’imagination si puissante à l’origine de tant de beauté et de grandeur, d’une telle profusion d’êtres dans le ciel et sur la terre ? Voici deux mille ans, Platon avait dit : « Le beau, qui est l’unité d’une diversité, nous fait parvenir au seuil de la réalité suprême, le Bien », c’est à dire Dieu. Et Aristote affirmait que « dans toutes les choses de la nature, il est quelque chose de merveilleux ». L’étude de la nature et du cosmos a, de fait, joué un rôle essentiel dans la philosophie, dès la Grèce antique. De même, en théologie, la cosmologie a constitué un élément fondamental pour comprendre l’œuvre de Dieu et son action dans l’histoire. Ainsi : la vision du Pseudo-Denys l’Aréopagite, tant de fois reprise dans la théologie et la mystique chrétienne, et la cosmologie aristotélicienne reprise par saint Thomas, présente dans ses « preuves de l’existence de Dieu ».Emmanuel Kant reconnaît lui aussi la beauté de la création et sa capacité à provoquer l’émerveillement, dans la Critique de la raison pratique : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » La contemplation des beautés de la création suscite la paix intérieure et aiguise le sens de l’harmonie et le désir d’une vie belle. Chez l’homme religieux, l’étonnement et l’admiration se transforment en des attitudes intérieures plus spirituelles : l’adoration, la louange et l’action de grâces envers l’Auteur de ces beautés. Ainsi le psalmiste : « Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as créées : Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? le fils de l’homme, pour que tu en prennes souci ? Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, et tu l’as couronné de gloire et de magnificence. Tu lui as donné la domination sur les oeuvres de tes mains, tu as tout mis sous ses pieds… Yahvé, notre Dieu, que ton nom est magnifique sur toute la terre ! » (Ps 8, 3-6 et 9). La tradition franciscaine, avec saint Bonaventure et Dun Scot Erigène[15], accorde une dimension « sacramentelle » à la création, qui porte en elle les traces de ses origines. Aussi, la nature est-elle considérée comme une allégorie, et chaque réalité naturelle le symbole de son Auteur.
B) De la création à la recréation. Parmi les créatures, il en est une qui présente une certaine similitude de Dieu : l’homme, créé « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1, 27). Par son âme spirituelle, il porte en lui un « germe d’éternité irréductible à la seule matière » (Gaudium et spes, 18). Mais l’image a été altérée par le premier péché, ce poison qui affaiblit la volonté dans son orientation vers le bien et, par là, obscurcit l’intelligence et entache la sensibilité. La beauté de l’âme, assoiffée de vérité et élan vers le bien-aimé, perd de son éclat et devient capable du mal, du laid. Un enfant témoin d’un acte mauvais ne dit-il pas spontanément : « Ce n’est pas beau ». Ainsi la laideur – et donc a fortiori le bien – apparaît dans le domaine de la morale et rejaillit sur l’homme, son sujet. Avec le péché, celui-ci a perdu sa beauté originelle et se voit nu, jusqu’à en éprouver de la honte. La venue du Rédempteur le rétablit dans sa beauté première, plus encore, le revêt d’une beauté nouvelle : la beauté inimaginable de la créature élevée à la filiation divine, la transfiguration promise de l’âme rachetée et élevée par la grâce, son resplendissement dans toutes les fibres du corps appelé à ressusciter avec le Christ (Eph 2, 6). Si le Christ, Nouvel Adam, « manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation » (Gaudium et spes, 22), le regard chrétien sur la beauté de la création trouve son achèvement dans la bouleversante nouvelle de la recréation : le Christ, parfaite représentation de la gloire du Père, communique à l’homme de sa plénitude de grâce. Il le rend « gracieux », c’est-à-dire beau et agréable à Dieu. L’Incarnation est le centre focal, la juste perspective dans laquelle la beauté prend son ultime signification : « “Image du Dieu invisible” (Col 1,15), le Christ Seigneur est l’homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. » Nous y reviendrons plus loin, la beauté de la sainteté qui émane de l’homme configuré au Christ sous le souffle de l’Esprit-Saint, est l’un des plus beaux témoignages, capable d’ébranler les plus indifférents et de leur faire ressentir le passage de Dieu dans la vie des hommes. Dans une action de grâces continuelle, le chrétien loue le Christ qui lui a redonné vie, et se laisse transfigurer par ce don glorieux qui lui est fait. Nos yeux avides de beauté se laissent attirer par le Nouvel Adam, véritable icône du Père éternel, « resplendissement de Sa gloire » et « effigie de Sa substance » (He 1.3). Aux « cœurs purs » à qui il est promis de voir Dieu face à face, le Christ donne déjà d’entrevoir la lumière de la gloire au cœur même de la nuit de la foi.
C) La création, utilisée ou idolâtrée. Nombreux, cependant, sont les hommes et les femmes qui ne voient la nature et le cosmos que dans leur matérialité visible, univers muet qui n’aurait d’autre destin que d’obéir aux froides lois physiques immuables et invariables, sans évoquer nulle autre beauté, encore moins un Créateur. Dans une culture où le scientisme, cette science extrapolée hors de ses frontières, impose les limites de sa méthode d’observation valable dans le domaine des sciences exactes, jusqu’à en faire indûment la norme exclusive de toute connaissance, le cosmos est réduit à n’être qu’un immense réservoir où l’homme puise jusqu’à l’épuiser, en fonction de ses besoins croissants, démesurés. Le Livre de la Sagesse met en garde contre une telle myopie que saint Paul dénonce comme un « péché d’orgueil et de présomption » (Rm 1, 20-23). Au reste, la création n’est pas muette : les phénomènes naturels extraordinaires, parfois tragiques, enregistrés ces dernières années, et les désastres écologiques qui ne cessent de se multiplier, suscitent une nouvelle compréhension de la nature, de ses lois, de son harmonie. Il s’avère de plus en plus évident pour nombre de nos contemporains que la nature ne peut ni ne doit être manipulée sans respect. Il ne s’agit pas pour autant de faire de la nature un absolu, voire une idole, comme en certains groupes néo-païens : sa valeur ne saurait surpasser la dignité de l’homme appelé à en être le gardien.
Une attention particulière à la nature, aide à y découvrir le miroir de la beauté de Dieu. Aussi est-il urgent de promouvoir une plus grande attention à l’égard de la création et de sa beauté, tant dans la formation humaine que chrétienne, en évitant de la réduire à un simple écologisme, voire à une vision panthéiste. Certains mouvements – scoutisme, Action catholique de l’enfance, etc. – s’emploient à éduquer à l’observation de la nature et sensibilisent à sa protection. Ils aident les jeunes à découvrir le projet créateur de Dieu, tout en éveillant en eux les sentiments liés à l’émerveillement, à l’adoration et à l’action de grâce. Il importe donc d’être attentif à mettre en lumière la double dimension de l’écoute : – écoute de la création qui raconte la gloire de Dieu (Ps 18, 2), – et écoute de Dieu qui nous parle à travers sa création et se rend accessible à la raison, selon l’enseignement du Concile Vatican I (Dei Filius, Ch. 2, can.1). La catéchèse, dans son effort de formation des enfants et des jeunes, tire avantage à développer une pédagogie de l’observation des beautés naturelles et des attitudes humaines fondamentales qui s’y rapportent : silence, écoute, admiration, intériorisation, patience dans l’attente, découverte de l’harmonie, respect de l’équilibre naturel, sens de la gratuité, adoration et contemplation. L’enseignement d’une authentique philosophie de la nature et d’une théologie de la Création mériterait un nouvel élan dans une culture où le dialogue science et foi est particulièrement crucial, où les clercs se doivent de posséder un minimum de connaissances épistémologiques, et où les scientifiques méconnaissent trop souvent l’immense profit à tirer de la sagesse chrétienne.[16] Les préjugés scientistes et le fidéisme sont encore trop souvent présents dans la mentalité commune, aussi est-il crucial de provoquer à tous les niveaux – dans les Établissements d’enseignement catholiques, les Instituts de formation, les Universités, les Centres culturels catholiques, etc. – des occasions de rencontre et de dialogue entre hommes de science et de foi. Dans ce cadre, le Jubilé des Scientifiques, célébré pendant le grand Jubilé de l’an 2000, a provoqué de nouvelles initiatives culturelles, destinées à renouveler le dialogue science et foi[17]. Parmi celles-ci, le projet STOQ, Science, Theology and Ontological Quest, promu par le Conseil Pontifical de la Culture en collaboration avec plusieurs Universités pontificales, aide un nombre croissant d’étudiants à parcourir le chemin qui conduit de l’observation intellectuelle et de l’expérience humaine à la connaissance du Créateur, en utilisant avec sagesse sous la conduite de spécialistes reconnus les meilleurs acquis des sciences modernes, à la lumière de la droite raison. Par ailleurs, chaque branche du savoir – philosophie, théologie, sciences humaines et sociales, psychologie – peut contribuer au dévoilement de la beauté de Dieu et de sa création. Les actions en faveur de la défense de la nature, de l’habitat naturel, organisées par des communautés chrétiennes ou des familles religieuses s’inspirant de l’exemple de saint François qui « contemplait le Très Beau dans les choses belles »[18], ont un certain écho et contribuent au développement d’une vision moins « idolâtre » de la nature. La Lettre pastorale des Évêques Australiens du Queensland au titre évocateur : Let the Many Coastlands Be Glad ! A Pastoral Letter on the Great Barrier Reef, en est un exemple. Il est important de multiplier les initiatives pour transmettre, dans la culture contemporaine, le sens de la valeur authentique de la nature, de sa beauté, de sa puissance symbolique et de sa capacité à faire découvrir l’œuvre créatrice de Dieu.
Si la nature et le cosmos qui sont l’expression de la beauté du Créateur peuvent introduire au seuil d’un silence tout de contemplation, la création artistique possède une capacité propre à évoquer l’indicible du mystère de Dieu. L’œuvre d’art n’est pas « la beauté », mais elle en est l’expression, et si elle obéit à des canons – par nature fluctuants : tout art est lié à une culture –, elle possède un caractère intrinsèque d’universalité. La beauté artistique suscite l’émotion intérieure, provoque dans le silence le ravissement et conduit à la « sortie de soi », l’extase où la personne se trouve comme transportée hors du monde sensible par l’intensité du sentiment éprouvé. Pour le croyant, la beauté transcende l’esthétique et le beau trouve son archétype en Dieu. La contemplation du Christ dans son mystère d’Incarnation et de Rédemption est la source vive à laquelle l’artiste chrétien puise son inspiration pour dire le mystère de Dieu et le mystère de l’homme sauvé en Jésus Christ. Toute œuvre d’art chrétienne a un sens : elle est, par nature, un « symbole », une réalité qui renvoie au-delà d’elle-même, qui aide à avancer sur la voie qui révèle le sens, l’origine et la fin de notre cheminement terrestre. Sa beauté se caractérise par sa capacité à mouvoir de l’intérieur le passage du « pour soi » au « plus grand que soi ». Ce passage se réalise en Jésus Christ, qui est lui-même « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6), la « Vérité tout entière » (Jn 16, 13).
A) La beauté suscitée par la foi. Les œuvres d’art d’inspiration chrétienne, qui constituent une part incomparable du patrimoine artistique et culturel de l’humanité, sont l’objet d’un véritable engouement de foules de touristes, croyants ou non, agnostiques ou indifférents au fait religieux. Ce phénomène ne cesse de croître et touche toutes les catégories de la population, sans distinction de culture et de religion. La culture, au sens du « patrimoine spirituel », s’est fortement « démocratisée » : grâce aux développements extraordinaires de la technologie, les œuvres d’art se sont rapprochées du « peuple ». Désormais, un minuscule appareil électronique peut contenir toute l’œuvre de Mozart ou de Bach, et la mise sur vidéodisque de dizaines de milliers de miniatures de la bibliothèque du Vatican les met à la portée de tous. L’incarnation du Fils de Dieu est le fondement de l’image chrétienne. « Image du Dieu invisible » (Col 1, 15), le Christ qui repose dans le sein du Père nous l’a fait connaître (cf. Jn 1, 18). Aussi les générations de chrétiens se succèdent qui gardent soigneusement le souvenir non seulement de ses paroles et de ses gestes, mais aussi de l’image de sa sainte Face. L’amour du sauveur incite les croyants à l’expression artistique de leur foi. Dans sa Lettre apostolique Duodecimum Saeculum du 4 décembre 1987, le pape Jean-Paul II souligne comment la doctrine du IIème Concile de Nicée a nourri l’art de l’Église, tant en Orient qu’en Occident, lui inspirant des œuvres d’une beauté et d’une profondeur sublimes. Le pape rappelle l’essentiel : « le croyant d’aujourd’hui comme celui d’hier doit pouvoir être aidé dans sa prière et sa vie spirituelle par la vue d’œuvres qui tentent d’exprimer le mystère et jamais ne l’occultent », « l’art pour l’art qui ne renvoie qu’à son auteur, sans établir un rapport avec le monde divin, n’a pas sa place dans la conception chrétienne de l’icône », et « l’art sacré doit tendre à nous offrir une synthèse visuelle de toutes les dimensions de notre foi. ». Ainsi, « l’art d’Église doit viser à parler le langage de l’Incarnation et, avec les éléments de la matière, exprimer Celui qui “a daigné habiter dans la matière et opérer notre salut à travers la matière”. » [19] Le visage du Christ, en sa beauté singulière, les scènes de l’Évangile et les grands événements prophétiques de l’Ancien Testament, le Golgotha, la Vierge à l’Enfant et la Vierge des Douleurs ont constitué au long des siècles une source féconde d’inspiration pour les artistes chrétiens. En un foisonnement imaginatif extraordinaire, ceux-ci s’efforcent, à travers une recherche continuelle et sans cesse renouvelée, de représenter la beauté de Dieu révélée dans le Christ, et de la rendre plus proche, presque tangible et visible. En quelque sorte, l’artiste prolonge la Révélation par une mise en forme, en image, en couleur ou en sonorité. En montrant combien Dieu est beau, il dit combien il l’est pour l’homme, comme son bien propre et la vérité ultime de son existence. La beauté chrétienne est porteuse d’une vérité plus grande que le cœur de l’homme, vérité qui dépasse le langage humain, et indique son Bien, l’unique essentiel. Les Cardinaux de la Sainte Église romaine n’ont-ils pas ressenti la terrible beauté du Jugement dernier de Michel Ange, en la Chapelle Sixtine, dans l’acte d’élire le nouveau Pontife Romain ? Les cathédrales et les églises d’Orient et d’Occident, n’atteignent-elles pas un sommet de splendeur quand une liturgie ruisselante de beauté y est célébrée par tout un peuple rassemblé ? Les abbayes et les monastères, ne deviennent-ils pas des havres de paix quand y retentissent les mélodies inaltérables qui, à travers les siècles, poursuivent leur fonction de louange, de supplication et d’action de grâces ? Tant d’hommes et de femmes, de toutes les époques et de toutes les cultures, ont éprouvé une profonde émotion, jusqu’à ouvrir leur cœur à Dieu, en contemplant le visage du Christ en Croix, comme en son temps François d’Assise, en écoutant une Passion ou un Te Deum, en s’agenouillant devant un retable d’or ou une icône byzantine. Le pape Jean-Paul II, dans sa Lettre aux artistes, a appelé à une nouvelle épiphanie de la beauté et à un nouveau dialogue foi et culture entre l’Église et l’art, en soulignant le besoin réciproque de l’un et de l’autre et la fécondité de leur alliance millénaire d’où jaillit cet « enfantement dans la beauté » dont Platon déjà parlait dans Le Banquet.[20] Si le milieu culturel conditionne fortement l’artiste, alors se pose la question : comment être gardiens de la beauté, selon le vœu de von Balthasar, dans cette culture artistique contemporaine où la séduction érotique omniprésente hypertrophie les instincts, pollue l’imaginaire et inhibe les facultés spirituelles ? En réalité, sauver la beauté, n’est-ce pas sauver l’homme ? N’est-ce pas le rôle de l’Église, « experte en humanité » et gardienne de la foi ?
B) Apprendre à accueillir cette beauté. Les œuvres d’art inspirées par la foi chrétienne – peintures et mosaïques, icônes et vitraux, sculptures et architectures, ivoires et argents, œuvres poétiques et littéraires, musicales et théâtrales, cinématographiques et chorégraphiques, et tant d’autres encore – possèdent un potentiel énorme, toujours actuel, qui ne se laisse pas altérer par le temps qui passe : il permet de communiquer de manière intuitive et savoureuse la grande expérience de la foi, de la rencontre avec Dieu dans le Christ en qui se dévoile le mystère de l’amour de Dieu et l’identité profonde de l’homme. En s’adressant aux artistes dans la Chapelle Sixtine, le 7 mai 1964, le pape Paul VI dénonçait le « divorce » entre l’art et le sacré, caractéristique du XXème siècle, et observait qu’aujourd’hui nombre d’entre eux éprouvent de grandes difficultés à traiter les thèmes chrétiens par manque de formation et d’expérience de la foi chrétienne.[21] La laideur de certaines églises et de leur décoration, leur inadaptation à la célébration liturgique, sont les conséquences de ce divorce, d’une lacération qui demande à être soignée pour être guérie. Aussi importe-t-il de remédier à l’ignorance galopante dans le domaine de la culture religieuse pour permettre à l’art chrétien du passé comme du présent d’ouvrir à tous la via pulchritudinis.[22] Pour être pleinement reçue et comprise, l’œuvre d’art chrétienne a besoin d’être lue à la lumière de la Bible et des textes fondamentaux de la Tradition auxquels se réfère l’expérience de foi. Si la beauté se dit, encore faut-il en apprendre le langage propre, éveilleur d’admiration, d’émotion et de conversion. S’il existe un langage de la beauté, celui de l’œuvre chrétienne ne transmet pas seulement le message de l’artiste, mais la vérité du mystère de Dieu médité par une personne qui nous en livre sa propre lecture, non pour se glorifier, mais pour en glorifier la Source. L’analphabétisme biblique stérilise la capacité de compréhension de l’art chrétien. Par ailleurs, un effort conjoint doit être entrepris pour surmonter une difficulté due à un certain climat culturel suscité par une critique d’art largement influencée par des idéologies matérialistes : la mise en évidence du seul aspect esthético-formel des œuvres, sans intérêt pour leur contenu qui a inspiré tant de beauté, stérilise l’art, tarît le flot vivifiant de la vie spirituelle pour l’enfermer dans la seule émotion sensible.
C) L’art sacré, instrument d’évangélisation et de catéchèse. Le Serviteur de Dieu Jean-Paul II qualifiait le patrimoine artistique inspiré par la foi chrétienne de « formidable instrument de catéchèse », fondamental pour « relancer le message universel de la beauté et de la bonté » (Aux Évêques de Toscane, 11 mars 1991). En syntonie avec lui, le Cardinal Ratzinger, en sa qualité de Président de la Commission spéciale de préparation du Compendium du Catéchisme de l’Église catholique, justifiait ainsi l’insertion caractéristique des images dans cet ouvrage : « L’image est aussi une prédication évangélique. En tout temps, les artistes ont offert à la contemplation et à l’admiration des fidèles les évènements marquants du mystère du salut, les présentant avec la splendeur des couleurs et dans la perfection de la beauté. C’est là un indice de ce que, aujourd’hui plus que jamais dans la civilisation de l’image, l’image sainte peut exprimer beaucoup plus que les paroles elles-mêmes, car son dynamisme de communication et de transmission du message évangélique est autrement plus efficace ».[23] Le futur Cardinal Christoph Schönborn, dans un article sur L’Icône du Verbe Incarnépublié dans L’Osservatore romano à l’occasion de la publication de la Lettre apostolique Duodecimum Saeculum du Pape Jean-Paul II, s’interroge sur le regain d’intérêt pour la théologie et la spiritualité des icônes orientales : « Dans un monde submergé par l’image, l’image de toute sorte, violente, érotique, commerciale, l’image qui choque ou qui séduit, n’y a-t-il pas une soif de plus en plus grande de l’image pure, l’image sainte, l’image qui suscite la compassion, la joie, qui élève le cœur vers l’amour de Dieu et qui nous sensibilise à la vraie beauté, celle de Dieu et de sa création ? Soif de l’image « d’en haut », de l’image qui nous parle du monde de Dieu, qui nous transcrit une inspiration qui ne vient pas simplement des bas-fonds de notre subconscient, de nos désirs refoulés ou inassouvis, mais qui est reçue « d’en haut », dans une écoute et un accueil de ce que Dieu dit et donne à l’homme »[24]. C’est pourquoi le document du Conseil Pontifical de la Culture, Pour une pastorale de la culture, souhaite qu’« en notre culture marquée par un déluge d’images souvent banales et brutales, quotidiennement déversées par les télévisions, les films et les vidéocassettes », une « alliance féconde entre l’Évangile et l’art » soit promue pour « de nouvelles épiphanies de beauté, nées de la contemplation du Christ, Dieu fait homme, de la méditation de ses mystères, de leur irradiation dans la vie de la Vierge Marie et des saints » (n. 36). La forte capacité de communiquer de l’art sacré le rend capable de franchir les barrières et les filtres des préjugés, pour rejoindre le cœur des hommes et des femmes d’autres cultures et religions, et leur donner de percevoir l’universalité du message du Christ et de son Évangile. Aussi, quand une œuvre d’art inspirée par la foi est offerte au public dans le cadre de sa fonction religieuse, elle se révèle comme une « via », un « chemin d’évangélisation et de dialogue » qui donne de goûter, en même temps qu’au patrimoine vivant du christianisme, à la foi chrétienne elle-même. Des guides expérimentés, comme Emile Berthoud en son monumental ouvrage de quelque 500 pages abondamment illustrées, 2.000 ans d’art chrétien[25], permettent de présenter à nos contemporains, souvent imperméables à un autre enseignement, le souci permanent de l’Église, depuis deux millénaires, de rapprocher tout un chacun du Dieu de beauté à l’aide de l’image, certes imparfaite, mais suggestive, et de transmettre le message évangélique du Christ par le puissant moyen de l’art et de ses expressions en syntonie avec les cultures, des premiers lieux de rassemblement de l’assemblée chrétienne aux cathédrales, de l’art byzantin à l’art roman, de l’art gothique à la Renaissance, de l’art baroque à l’art moderne. Relire les œuvres d’art chrétiennes, grandes ou petites, artistiques ou musicales, et les replacer dans leur contexte tout en approfondissant leurs liens vitaux avec la vie de l’Église, en particulier la liturgie, c’est faire « parler » à nouveau ces œuvres, leur permettre de transmettre le message qui en a inspiré la création. La via pulchritunidis, en empruntant le chemin des arts, conduit à la veritas de la foi, le Christ lui-même, devenu « par l’Incarnation, icône du Dieu invisible ». Jean-Paul II n’hésite pas à partager sa « conviction que, en un certain sens, l’icône est un sacrement : en effet, d’une manière analogue à ce qui se réalise dans les sacrements, elle rend présent le mystère de l’Incarnation dans l’un ou l’autre de ses aspects ».[26] Michel Quenot en donne le témoignage : « Le regard se pose sur l’image sainte et le cœur se laisse interroger. En effet, la plénitude pressentie de ces existences singulières éveille la curiosité : qu’est-ce qui fait la vérité d’un visage ? D’où vient la lumière qui en rayonne ? A quelle source de vie s’abreuvent ces existences pleines de paix, d’unité profonde, d’énergie et de rayonnement ? »[27] Les œuvres d’art chrétiennes offrent au croyant un thème de réflexion et une aide pour entrer en contemplation dans une prière intense, à travers un moment de catéchèse, comme aussi de confrontation avec l’Histoire Sainte. Les chefs-d’œuvre inspirés par la foi sont de vraies “Bibles des pauvres”, “échelles de Jacob” qui élèvent l’âme jusqu’à l’Auteur de toute beauté, et avec Lui, au mystère de Dieu et de ceux qui vivent dans sa vision béatifiante : « Vita hominis, visio Dei – La vie de l’homme est la vision de Dieu », professe saint Irénée[28]. Ils sont les voies privilégiées d’une authentique expérience de foi. En conclusion de sa lumineuse thèse de doctorat sur L’icône du Christ. Fondements théologiques élaborés entre le Ie et le IIème Concile de Nicée (325-787), le futur Cardinal Christoph Schönborn fait de la contemplation le critère profond de l’art sacré : « Pendant des siècles, l’Église était le foyer rayonnant de la beauté, le lien d’une créativité humaine transfigurée. Elle devrait se renier elle-même si, du fond de sa vocation, elle n’aspirait pas à manifester la beauté dont elle a été comblée. L’admiration que suscite de nos jours l’art des icônes, leur beauté si pure et si purifiante, ne viendrait-elle pas de l’aspiration à cette beauté dont Dostoïevski a dit qu’elle sauvera le monde ? Or, d’où pourrait se nourrir un tel art, sinon de la contemplation du Christ ? Ne serait-ce pas là le seul critère profond qu’on puisse donner aujourd’hui à ce qui constituerait un art spécifiquement chrétien ? Ce critère ne saurait être, ni un certain canon d’expression artistique, ni un certain choix thématique, mais un regard transformé par une longue et patiente contemplation de la Sainte Face du Christ notre Dieu. »[29]
La Lettre aux artistes du pape Jean-Paul II, qui constitue une référence fondamentale à cet égard, trouve un large écho dans le document du Conseil Pontifical de la Culture, Pour une pastorale de la culture.[30] Les conférences épiscopales peuvent prendre ces deux textes comme base de départ pour des initiatives concrètes.[31] Il s’agit par une éducation appropriée d’initier au langage de la beauté et de former l’aptitude à saisir le message de l’art chrétien : ce qui rend les œuvres belles, et surtout ce qui en elles favorise une rencontre avec le mystère du Christ. Dans ce domaine, une prise de conscience se fait jour, avec une reprise significative des études sur l’art sacré chrétien, désormais mieux connu de ceux qui sont en charge de formation chrétienne. Ainsi, les cours de formation se multiplient dans les Universités catholiques, comme à la Faculté d’Histoire de l’Église et des Biens culturels de l’Université pontificale Grégorienne, à l’Institut d’Art Sacré et de Musique liturgique de l’Institut catholique de Paris et à l’Université catholique de Lisbonne. Les revues d’inspiration chrétienne abordent de plus en plus souvent ce sujet, comme par exemple Arte Cristiana de Milan, Humanitas de Santiago du Chili. Les Musées diocésains se multiplient, conçus comme de vrais Centres culturels catholiques. Des publications récentes empruntent la via pulchritudinis et aident le lecteur à entrer dans le langage de l’art pour une méditation spirituelle.[32] Toutefois, un important travail de reformulation théorique de l’enseignement de l’art sacré à partir d’une authentique vision chrétienne apparaît particulièrement nécessaire devant les interprétations idéologiques et athées largement répandues. Il s’agit aussi de créer les conditions du renouveau de la création artistique dans la communauté chrétienne, et pour cela nouer des liens personnels avec les artistes et les aider à saisir ce qui permet à une œuvre d’art d’être authentiquement religieuse et digne de l’« art sacré ». Si beaucoup a été fait en ces dernières décennies en de nombreux diocèses, beaucoup reste encore à faire pour valoriser le très riche patrimoine culturel et artistique de l’Église né de la foi chrétienne, et l’utiliser comme instrument d’évangélisation, de catéchèse et de dialogue. Il ne suffit pas de faire des musées : il faut donner à ce patrimoine de pouvoir exprimer le contenu de son message. Une liturgie authentiquement belle aide à pénétrer dans ce langage particulier de la foi, fait de symboles et d’évocations du mystère célébré. Quelques initiatives ont déjà fait leurs preuves et méritent une attention particulière : – Dialogue avec les artistes, les peintres, les sculpteurs, architectes d’église, restaurateurs, musiciens, poètes, dramaturges, etc., pour alimenter leur imaginaire aux sources de la foi et, dans le même temps, demeurer profondément enracinés dans les diverses cultures, pour permettre de nouveaux rapports entre les commandes de l’Église et la production des artistes. L’analphabétisme liturgique de certains artistes choisis pour la construction d’églises, est un véritable drame trop largement répandu. – Formation à la beauté du mystère chrétien exprimé dans l’art sacré, à l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle église, d’une œuvre d’art, d’un concert, d’une liturgie particulière. – Organisation d’événements culturels et artistiques – expositions, concours primés, concerts, conférences, festivals, etc. –, pour valoriser l’immense patrimoine de l’Église et son message, et favoriser une nouvelle créativité, en particulier dans le domaine de l’art et du chant liturgiques. – Publications locales sous forme de dépliants touristiques, de pages web ou de revues plus spécialisées, sur le patrimoine, avec le souci pédagogique de mettre en évidence l’âme, l’inspiration et le message des œuvres, l’analyse scientifique se mettant au service de la compréhension profonde de l’œuvre. – Sensibilisation des agents de la pastorale, des catéchistes et enseignants de religion, mais aussi des séminaristes et du clergé, à travers des cours de formation, des séminaires, des rencontres thématiques, des visites guidées. Les Musées diocésains et les Centres culturels catholiques peuvent jouer un rôle important, notamment en proposant la lecture des œuvres d’art locales ou régionales, et favoriser leur usage dans la catéchèse. – Formation de guides informés de la spécificité de l’art d’inspiration chrétienne, création de groupes spécialisés pour la mise en valeur des œuvres et Centres culturels qui partagent ces mêmes finalités. – Étude et approfondissement de la problématique au niveau scolaire et universitaire, par des masters, séminaires, laboratoires, etc. Proposition de bourses d’étude ou d’aides propres à sensibiliser les instances éducatives. Développement au niveau régional et national, d’Instituts de Musique sacrée, de Liturgie, d’Archéologie, etc., et constitution de bibliothèques spécialisées dans ce domaine.
III.3 La beauté du Christ, modèle et prototype de la sainteté chrétienne. Si la beauté de la création est, selon saint Augustin, une « confessio » et invite à contempler la beauté dans sa source, le « Créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible », et si la beauté des œuvres d’art nous dévoile quelque chose de la beauté dans sa figure, le Fils qui a pris chair, « le plus beau des enfants des hommes », il est une troisième voie fondamentale – la première en importance – qui conduit à la découverte de la beauté dans l’icône de la sainteté, œuvre de l’Esprit qui façonne l’Église à l’image du Christ, modèle de perfection : c’est, pour le baptisé, la beauté du témoignage donné par une vie transformée dans la grâce, et, pour l’Église, la beauté de la liturgie qui donne d’expérimenter Dieu, vivant au milieu de son peuple, et qui attire à Lui celui qui se laisse prendre dans son étreinte toute de joie et d’amour. L’Ecclesia de caritate témoigne de la beauté du Christ. Elle se révèle comme son Épouse, embellie par son Seigneur lorsqu’elle accomplit ses actes de charité et ses choix préférentiels, qu’elle s’engage pour la justice et l’édification de la grande maison commune où toute créature est appelée à faire sa demeure, notamment les pauvres : ils ont, eux aussi, droit à la beauté. Dans le même temps, ce témoignage de la beauté par la charité et par l’engagement au service de la justice et de la paix, annonce l’espérance qui ne trompe pas. Proposer aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui la vraie beauté, rendre l’Église attentive à toujours annoncer, à temps et à contretemps, la beauté qui sauve, et qui s’expérimente là où l’éternité a planté sa tente dans le temps, c’est offrir des raisons de vivre et d’espérer à celles et ceux qui en sont dépourvus ou qui risquent de les perdre. Témoin du sens ultime de la vie, ferment de confiance dans le cœur de l’histoire humaine, l’Église apparaît dès lors comme le peuple de la beauté qui sauve, car elle anticipe dans les temps qui sont les derniers, quelque chose de la beauté promise de ce Dieu qui se fait tout en tous à la fin des temps. L’espérance, anticipation militante de l’avenir dans le monde sauvé promis dans le Fils crucifié et ressuscité, est annonce de la beauté. Le monde en a particulièrement besoin.
A) En chemin vers la beauté du Christ. La beauté singulière du Christ, comme modèle d’une « vie vraiment belle », se reflète dans la sainteté d’une vie transformée par la grâce. Beaucoup malheureusement perçoivent le christianisme comme la soumission à des commandements faits d’interdits et de limites à la liberté personnelle. Le pape Benoît XVI le rappelait dans un interview à Radio-Vatican, le 14 août dernier, avant de partir pour Cologne rencontrer des jeunes du monde entier réunis pour les Journées Mondiales de la Jeunesse. Il ajoutait : « Moi, au contraire, je voudrais leur faire comprendre qu’être soutenu par un grand Amour et par une révélation, ce n’est pas un fardeau : cela donne des ailes, et que c’est beau d’être chrétiens. Cette expérience donne de l’ampleur… La joie d’être chrétien : c’est beau, et il est juste aussi de croire ». E. Bianchi fait écho à ces paroles quand il exhorte à « savoir annoncer la différence chrétienne » comme une vraie réponse à l’indifférence : « Ou le christianisme est philocalie, amour de la beauté, via pulchritudinis, voie de la beauté, ou il n’est pas ! Et s’il est voie de la beauté, il saura attirer aussi les autres sur ce chemin qui conduit à la vie plus forte que la mort, il saura être une séquence des saints Évangiles pour les hommes et les femmes de notre temps. »[33] De la beauté intérieure et de la profonde émotion provoquée par la rencontre avec la Beauté en personne – pensons à l’expérience de saint Augustin – jaillit la capacité de proposer des événements de beauté dans toutes les dimensions de l’existence et de l’expérience de foi. La pastorale de l’Église, pour conduire à la rencontre du Christ, trouve dans la présentation de sa beauté le moyen d’éveiller les cœurs à cette découverte. Dans sa Lettre aux artistes, le pape Jean-Paul II souligne la fécondité de la nouveauté de l’Incarnation : « En se faisant homme, en effet, le Fils de Dieu a introduit dans l’histoire de l’humanité toute la richesse évangélique de la vérité et du bien, et, en elle, a révélé aussi une nouvelle dimension de la beauté : le message évangélique en est totalement rempli » (n. 5). Cette beauté, toute particulière et unique, du « fils de l’homme » se révèle tout autant sur le visage du « Beau Pasteur », que sur celui du Christ transfiguré au Thabor et, dans le même temps, sur Celui qui a perdu, suspendu à la Croix, toute beauté corporelle : l’Homme des douleurs. Précisément, le chrétien voit dans la difformité du Serviteur souffrant dépouillé de toute beauté extérieure, la manifestation de l’amour infini de Dieu qui va jusqu’à se revêtir de la laideur du péché pour nous élever, par delà les sens, à la beauté divine qui dépasse toute autre beauté et jamais ne s’altère. L’icône du Crucifié au visage défiguré contient pour qui veut le contempler, la mystérieuse beauté de Dieu. C’est la Beauté qui s’accomplit dans la douleur, dans le don de soi sans aucun retour pour soi. C’est la beauté de l’amour, qui est plus fort que le mal et la mort.
B) La beauté lumineuse du Christ et son reflet dans la sainteté chrétienne. Le Christ Jésus est la parfaite représentation de la Gloire du Père. Il est « le plus beau des enfants de l’homme », parce qu’il possède la plénitude de la Grâce par laquelle Dieu délivre l’homme du péché, l’arrache à la ternissure du mal et le restitue à son innocence première. Une multitude d’hommes et de femmes se sont, en tous lieux et en toutes les époques, laissés saisir par cette beauté pour se consacrer à elle. Le pape Benoît XVI l’exprimait ainsi lors de la première canonisation de son pontificat célébrée au cours de la messe de clôture de la XIème Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur l’Eucharistie : « Le saint est celui qui est tellement fasciné par la beauté de Dieu et par sa parfaite vérité qu’il en est progressivement transformé. Pour cette beauté et cette vérité, il est prêt à renoncer à tout, même à lui-même » (23 octobre 2005). Si la sainteté chrétienne configure à la beauté du Fils, l’Immaculée conception est la plus parfaite illustration de cette « œuvre de beauté ». La Vierge Marie et les saints sont les reflets lumineux et les témoins attrayants de la beauté singulière du Christ, beauté de l’amour infini de Dieu qui se donne et se communique aux hommes. Ils reflètent, chacun à leur manière, comme les prismes du cristal, les facettes du diamant, les contours de l’arc-en-ciel, la lumière et la beauté originaire du Dieu d’amour. L’Immaculée, la « toute belle » du Cantique des Cantiques, est, au dire même de l’Archange au matin de l’Annonciation, « pleine de grâce ». Par son fiat, la Nouvelle Ève ouvre sans réserve la totalité de sa vie à l’action de l’Esprit divin, et par là elle permet à son humanité créée de donner chair au Dieu infini, d’une beauté indicible. La fête de l’Immaculée conception ouvre les horizons de notre condition humaine aux espérances de la foi : la beauté à laquelle nous sommes appelés dans la création rénovée par la grâce, anticipée pour la Mère de Dieu, « premier fruit du salut et signe resplendissant de l’humanité rénovée », au jour de l’Assomption. Marie, qui anticipe et réalise cette plénitude de beauté à laquelle nous tous sommes appelés à participer par la mort et la Résurrection du Christ notre Sauveur, nous donne de comprendre avec Divo Barsotti : « Au fond, la beauté c’est la gloire de Dieu qui resplendit dans la création, c’est dieu qui vit dans l’homme : c’est la sainteté »[34]. Ainsi, la sainteté des hommes est participation à la sainteté de Dieu, et, par là, à sa beauté : celle-ci, accueillie pleinement dans le cœur et dans l’esprit, illumine et guide la vie des hommes et leurs actions quotidiennes. La beauté du témoignage chrétien exprime la beauté du christianisme, et tout autant elle la fait advenir. « Comment pouvons-nous être crédibles dans notre annonce d’une ‘bonne nouvelle’, si notre vie ne réussit pas à manifester aussi la ‘beauté’ de cette vie ? » De la rencontre de foi avec le Christ, jaillissent ainsi, dans un dynamisme intérieur soutenu par la Grâce, la sainteté des disciples et leur capacité à rendre « belle et bonne » leur vie comme celle de leur prochain. Ce n’est pas une beauté extérieure et superficielle, toute de façade, mais une beauté intérieure qui se dessine sous l’action de l’Esprit Saint. Elle resplendit devant les hommes : nul ne peut cacher ce qui est partie essentielle de son être. C’est l’appel de Jean-Paul II à l’intention des personnes consacrées, dans l’Exhortation apostolique post-synodale Vita consecrata : « C’est à vous surtout, femmes et hommes consacrés, qu’au terme de cette Exhortation j’adresse avec confiance mon appel : vivez pleinement votre offrande à Dieu, pour que ce monde ne soit pas privé d’un rayon de la beauté divine qui illumine la route de l’existence humaine. Les chrétiens, plongés dans les occupations et les soucis de ce monde, mais appelés, eux aussi, à la sainteté, ont besoin de trouver en vous des cœurs purifiés qui « voient » Dieu dans la foi, des personnes dociles à l’action de l’Esprit Saint, qui marchent allègrement, fidèles au charisme de leur vocation et de leur mission. » (n. 109) Là où la charité rayonne, là se manifeste la beauté qui sauve, là est rendue gloire au Père, là grandit l’unité des disciples de Notre Seigneur bien-aimé. Pavel Florenskij, chantre russe de la beauté, martyr du XXe siècle, commente ainsi un passage de l’Évangile de saint Matthieu (5, 16) : « Vos ‘actes bons’ ne signifient pas en réalité ‘actes bons’ au sens philanthropique et moraliste : tà kalà érga veut dire ‘actes beaux’, révélations lumineuses et harmonieuses de la personnalité spirituelle – surtout, un visage lumineux, beau, d’une beauté qui donne à ‘la lumière intérieure’ de l’homme de se répandre à l’extérieur. C’est alors que, vaincus par cette lumière irrésistible, les hommes rendent gloire au Père céleste, et son image resplendit ainsi sur la terre »[35]. Ainsi, la vie chrétienne est appelée à devenir, dans la force de la Grâce donnée par le Christ ressuscité, un événement de beauté susceptible de susciter l’admiration, de provoquer la réflexion et d’inciter à la conversion. La rencontre avec le Christ et avec ses disciples, en particulier avec Marie sa mère et avec les saints, ses témoins, doit pouvoir toujours devenir, en toutes circonstances, un évènement de beauté, un moment de joie, la découverte d’une dimension nouvelle de l’existence, une incitation à se remettre en route vers la Patrie du Ciel pour jouir de la vision de « la Vérité tout entière », de la beauté de l’Amour de Dieu : la beauté est splendeur de la Vérité et floraison de l’Amour. Comme l’écrit saint Augustin dans La cité de Dieu : « Là nous verrons, nous aimerons et nous louerons sans fin ».
C) La beauté de la Liturgie. La beauté de l’amour du Christ vient chaque jour à notre rencontre, non seulement à travers l’exemple des saints, mais encore dans la sainte Liturgie, particulièrement dans la célébration de l’Eucharistie où le Mystère se rend présent et illumine de sens et de beauté toute notre existence. C’est l’extraordinaire moyen par lequel notre Seigneur, mort et ressuscité, nous communique sa vie, nous rattache à son Corps comme ses membres vivants, et ainsi nous rend participants de sa beauté. Florenskij décrit la beauté de la liturgie, symbole des symboles du monde, comme ce qui permet la transformation du temps et de l’espace « dans le temps saint, mystérieux, qui brille d’une beauté céleste ». Dans l’article déjà cité[36], le Père Schönborn indique trois fonctions des saintes images dans la vie de l’Église, qui ne doivent pas manquer dans l’art chrétien et donc, dans la liturgie : les images sacrées sont des « signes commémoratifs » : l’Église ne peut vivre sans faire mémoire de ce qui le Seigneur a fait et dit ; des « signes démonstratifs » : elles ne commémorent pas seulement des faits du passé, elles indiquent la présence du salut ; et des « signes prognostiques » : en nous représentant le Christ et ses saints, l’art chrétien tourne notre regard vers l’avenir, vers notre but ultime, le Christ dans la gloire de son Père. Croix et résurrection sont inséparables : l’art chrétien manquerait d’une dimension essentielle s’il ne donnait pas un certain avant-goût de la gloire à venir. Dans une conférence au XXIIIème Congrès eucharistique national italien, le Cardinal Ratzinger reprenait, en introduction, la vieille légende relative aux origines du christianisme en Russie : le Prince Vladimir de Kiev se serait décidé à adhérer à l’Église Orthodoxe de Constantinople après avoir entendu les émissaires qu’il avait envoyés à Constantinople, où ils avaient assisté à une liturgie solennelle dans la basilique Sainte-Sophie. Ils dirent au prince : « Nous ne savions pas si nous étions au ciel ou sur la terre… Nous en sommes témoins : Dieu a fait là sa demeure parmi les hommes. » Et le Cardinal théologien tirait de ce récit le fond de vérité à retenir : « Il est en effet certain que la force interne de la liturgie a joué un rôle essentiel dans la diffusion du christianisme… Ce qui a convaincu les émissaires du prince russe que la foi célébrée dans la liturgie orthodoxe était la vraie, ce ne fut pas une argumentation de type missionnaire dont les éléments fussent apparus, à ceux qui les écoutaient, plus convaincants que ceux des autres religions. Ce qui les a frappés, ce fut plutôt le mystère en tant que tel, un mystère qui, précisément parce qu’il se situait au-delà de toute discussion, imposait à la raison la force de la vérité. »[37] Comment ne pas souligner l’importance de l’art de l’icône, merveilleux héritage de l’Orient chrétien, qui donne d’éprouver encore aujourd’hui quelque chose de la liturgie de l’Église indivise : son langage d’une grande richesse et si profond plonge ses racines dans l’expérience de l’Église indivise, des catacombes romaines aux mosaïques de Rome et de Ravenne tout autant que de Byzance. Pour le croyant, la beauté transcende l’esthétique. Elle permet le passage du « pour soi » au « plus grand que soi ». La liturgie n’est belle, et donc vraie, que « désintéressée », dépourvue de tout motif autre que celui de la célébration de Dieu, pour Lui, par Lui, avec Lui et en Lui. Il s’agit « de se tenir devant Dieu et de porter son regard sur lui, éclairant d’une lumière divine ce que se passe ». C’est dans cette austère simplicité qu’elle devient missionnaire, c’est à dire capable de témoigner aux observateurs qui se laissent saisir dans sa dynamique, la réalité invisible qu’elle donne de goûter. Le poète dramaturge français Paul Claudel témoigne de la force interne de la liturgie dans le témoignage de sa conversion, pendant le chant des Vêpres, le Magnificat de Noël à Notre-Dame de Paris : « C’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. »[38] La beauté de la liturgie, moment essentiel de l’expérience de foi et du cheminement vers une foi adulte, ne saurait se réduire à sa seule beauté formelle. Elle est d’abord la beauté profonde de la rencontre avec le mystère de Dieu, présent au milieu des hommes par l’intermédiaire de son Fils, « le plus beau des enfants de l’homme (Ps 45, 2), qui renouvelle sans cesse pour nous son sacrifice d’amour. Elle exprime la beauté de la communion avec Lui et avec nos frères, la beauté d’une harmonie qui se traduit en des gestes, des symboles, des paroles, des images et des mélodies qui touchent le cœur et l’esprit, et suscitent l’émerveillement et le désir de rencontrer le Seigneur ressuscité, Lui qui est la « Porte de la Beauté ». Ce qui fait la beauté de la liturgie, ce n’est pas tant la parfaite coordination des gestes et des attitudes, le parfait agencement des voix ou l’harmonie du chœur, c’est l’inspiration de la vision intérieure partagée par tous les acteurs de l’action sacrée. Cette source commune peut jaillir dans la mesure où le chantre, le liturge, se fond, s’efface en quelque sorte pour devenir transparent de la lumière qu’il veut refléter. La beauté de la liturgie n’est autre que le discret et humble reflet de la Beauté de Dieu. Elle a ses exigences, et la première est l’humilité du croyant. « Me voici, Seigneur, pour faire ta volonté. » La liturgie n’est jamais la liturgie d’un homme, ou d’une communauté : elle est liturgie de l’Église, Corps du Christ tout entier, et par là même, elle est la liturgie du Christ Grand Prêtre qui, sans cesse tourné vers le Père, lui présente le visage orant de ses frères. La superficialité, et parfois même la banalité, voire la négligence de certaines célébrations liturgiques, non seulement n’aident pas le croyant à avancer dans son cheminement de foi, mais surtout heurtent ceux qui reviennent aux célébrations chrétiennes et, en particulier, à l’Eucharistie dominicale. Ces dernières décennies, certains en sont venus à accorder une importance excessive à la dimension pédagogique et à la volonté de rendre la liturgie compréhensible même aux observateurs extérieurs, et ont minimisé sa fonction première : nous introduire de tout notre être dans un mystère qui nous dépasse totalement. Urs von Balthasar aide à en percevoir la profondeur par sa réflexion sur le « paradoxe insoluble » du mystère de la beauté. « Car toujours, dit-il, ce qui se manifeste est, dans sa manifestation même, ce qui ne se manifeste pas… Dans la surface visible de la manifestation, on perçoit la profondeur qui ne se manifeste pas, et c’est cela seul qui donne au phénomène du beau son caractère enchanteur et subjuguant, de même que cela seul assure à l’étant sa vérité et sa bonté ».[39] Célébration de la foi dans l’action salvifique de Dieu en Son Fils Jésus, c’est par là que la liturgie est missionnaire. Essentiellement tournée vers Dieu, elle est belle quand elle permet à toute la beauté du mystère d’amour et de communion, de se manifester.[40] La liturgie est belle, quand elle est « agréable à Dieu » et nous introduit dans la joie divine.
Il convient de proposer le message du Christ dans toute sa beauté, capable d’attirer les esprits et les cœurs par les liens de l’amour. En même temps, les chrétiens sont appelés à vivre et à témoigner de la beauté de la communion dans un monde souvent marqué par la désharmonie et l’éclatement. Il s’agit de transformer en « évènements de beauté » tous les gestes de la charité quotidienne et l’ensemble des activités pastorales ordinaires des églises locales. La beauté salvatrice du Christ demande à être présentée de manière renouvelée pour être accueillie et contemplée non seulement par chaque croyant, mais aussi par ceux qui se déclarent peu concernés, voire indifférents. Il s’agit notamment de sensibiliser les pasteurs et les catéchètes pour que, joignant la beauté de l’expression à la rigueur de l’exposé, leurs prédications et leurs enseignements conduisent leurs auditeurs à être saisis par la beauté du Christ. Les chrétiens sont appelés à témoigner de la joie de se savoir aimés de Dieu et de la beauté d’une vie transformée par cet amour qui vient d’En-haut. Pour la clôture du grand Jubilé de l’an 2000, Jean-Paul II a adressé à toute l’Église sa Lettre apostolique Novo millennio ineunte, où il invite expressément à repartir du Christ et à apprendre à contempler son visage. De cette contemplation jaillit le désir, la nécessité et l’urgence de redécouvrir le sens authentique du mystère et de la liturgie chrétienne, dans laquelle se vit concrètement la rencontre avec le Seigneur mort et ressuscité[41]. Pour répondre à cette invitation, de nombreux évêques ont adressé à leurs diocésains des Lettres pastorales sur la beauté du salut et le sens de la célébration liturgique, tout en soulignant la beauté de la rencontre avec le Christ, le dimanche, jour qui Lui est consacré et qui permet de faire une pause dans les rythmes frénétiques de nos sociétés.[42] Par ailleurs, au cours des dernières décennies, et surtout à partir du discours de Paul VI au VIIème Congrès International de Mariologie, le 16 mai 1975, la Via pulchritudinis a été amplement parcourue en mariologie, avec des résultats positifs et prometteurs.[43] Il importe de présenter dans un langage qui parle et plaît à nos contemporains, en utilisant les moyens les mieux adaptés, les précieux témoignages donnés par la Mère de Dieu, les martyrs et les saints qui, d’une manière particulièrement « attrayante » ont suivi le Christ. Beaucoup est fait, en catéchèse, pour faire découvrir les figures extraordinaires des saints qui, nous le constatons aujourd’hui encore, exercent une authentique fascination sur les jeunes, tels François d’Assise et José de Anchieta, Juan Diego et Thérèse de l’Enfant-Jésus, Rose de Lima et Bakhita, Kisito et Maria Goretti, le Père Kolbe et Mère Teresa, etc., à travers bandes dessinées, théâtre, publications, films, récitals et comédies musicales. Leurs exemples le rappellent : chaque chrétien est un authentique pèlerin sur le chemin de la beauté, de la vérité, de la bonté, en marche vers la Jérusalem Céleste où nous contemplerons la beauté de Dieu, dans une intense relation d’amour, dans le « face à face ». « Là , nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin, sans fin. »[44] Une formation appropriée aidera les fidèles à progresser dans le sens de la prière d’adoration et de louange pour participer en vérité à une liturgie vécue dans sa plénitude de beauté qui introduit au mystère de foi. Aussi est-il nécessaire, en même temps que de réapprendre aux fidèles à s’émerveiller devant l’œuvre que Dieu accomplit dans nos vies, de redonner à la liturgie sa vraie « splendeur », toute sa dignité et sa véritable beauté, par la redécouverte du sens véridique du mystère chrétien, et de former les fidèles pour les rendre aptes à entrer dans le sens et la beauté du mystère célébré, et en vivre d’une manière authentique. La liturgie n’est pas un facere de l’homme, mais une œuvre divine. Il est important d’aider les fidèles à percevoir que l’acte de religion n’est pas le fruit d’une « activité » – un « produit », un « mérite », un « gain » –, mais l’expression d’un mystère, d’une réalité qui ne peut être entièrement comprise mais qui demande à être reçue plus qu’à être conceptualisée. Il s’agit d’un acte purement libre de toute considération d’efficience. L’attitude du croyant dans la liturgie est caractérisée par sa capacité à recevoir, condition du progrès dans la vie spirituelle. Cette attitude n’est plus spontanée dans une culture où le rationalisme dominant tend à étouffer jusqu’aux sentiments les plus intimes. Il n’est pas moins urgent de favoriser la création artistique pour revivifier un art sacré qui soit apte à accompagner et soutenir la célébration des mystères de la foi, capable de redonner une beauté expressive aux édifices du culte et au mobilier liturgique. Ainsi, les liturgies seront, certes, accueillantes, mais surtout capables de communiquer le sens authentique de la liturgie chrétienne, tout en favorisant la pleine participation des fidèles aux mystères, selon le vœu formulé à maintes reprises par les Pères du Synode des Évêques sur l’Eucharistie, convoqué par le serviteur de Dieu Jean-Paul II et présidé par le pape Benoît XVI à l’automne 2005. Certes, les églises doivent être esthétiquement belles, bien décorées, les liturgies accompagnées de beaux chants et de pièces musicales de valeur, les célébrations dignes et les prédications soignées, mais ce n’est pas cela qui, en définitive, est via pulchritudinis capable de conduire à Dieu. Ce ne sont que les conditions qui facilitent l’agir de la grâce de Dieu. Il s’agit donc d’éduquer les fidèles à ne pas laisser cours à la seule dimension esthétique, pour suggestive qu’elle soit, et de les aider à percevoir que la Liturgie est un acte divin qui ne se laisse pas déterminer par une ambiance, un climat, ni même des rubriques, car il est mystère de foi célébré en Église.
Proposer la Via pulchritudinis comme chemin d’évangélisation et de dialogue, c’est partir d’une interrogation lancinante, parfois latente, mais toujours présente au cœur de l’homme : « Qu’est-ce que la beauté ? », pour conduire « tous les hommes de bonne volonté, dans lesquels, invisiblement, agit la grâce », vers « l’homme parfait » qui est l’ « image du Dieu invisible » (Col 1, 15).[45] Cette interrogation remonte à l’origine des temps, comme si l’homme recherchait désespérément, depuis la chute originelle, ce monde de beauté désormais hors de sa portée. Elle traverse l’histoire sous de multiples formes, et la profusion d’une multitude d’œuvres de beauté en toutes les civilisations ne parvient pas en étancher la soif. Pilate pose au Christ la question de la vérité. Le Christ ne répond pas, ou plutôt sa réponse est silence : cette vérité-là ne se dit pas, mais se rejoint sans paroles au plus intime de l’être. Jésus s’était révélé à ses disciples : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ». Maintenant il se tait. Dans un instant il va montrer le chemin, chemin de vérité, qui aboutit à la Croix, mystère de sagesse. Pilate ne comprend pas, mais mystérieusement, il donne lui-même la réponse à sa question : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Devant le peuple, il s’écrie : « Voici l’homme ». C’est le Christ qui est la vérité. Si la beauté est la splendeur de la vérité, alors notre interrogation rejoint celle de Pilate, et la réponse se fait identique : c’est Jésus lui-même qui est la Beauté. Il se manifeste du Thabor à la Croix pour éclairer le mystère de l’homme, défiguré par le péché, mais purifié et recréé par l’Amour rédempteur. Jésus n’est pas un chemin parmi d’autres, une vérité parmi d’autres, une beauté parmi d’autres. Il ne propose pas une vie parmi d’autres : Il est le cheminvivant qui conduit à la vérité vivante qui donne la vie. Beauté suprême, splendeur de Vérité, Jésus est à la source de toute beauté, parce que, Verbe de Dieu fait chair, il est la manifestation du Père : « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Le sommet, l’archétype de toute beauté se manifeste dans le visage du Fils de l’homme crucifié sur la Croix des douleurs, révélation de l’amour infini de Dieu qui, dans sa miséricorde pour ses créatures, restaure la beauté perdue avec la faute originelle. « La beauté sauvera le monde » parce que cette beauté est le Christ, seule beauté qui défie le mal, et triomphe de la mort. Par amour, le « plus beau des enfants de l’homme » s’est fait « l’homme des douleurs », « sans beauté ni éclat pour attirer nos regards » (Is 53, 2), et il a ainsi rendu à l’homme, à chaque homme, en plénitude sa beauté, sa dignité et sa vraie grandeur. Dans le Christ, et seulement en Lui, notre via Crucis se transforme dans la sienne en via lucis et en via pulchritudinis. L’Église du troisième millénaire recherche cette beauté dans la rencontre avec son Seigneur, et, avec Lui, dans le dialogue d’amour des hommes et des femmes de notre temps. Au cœur des cultures, pour répondre à leurs angoisses, leurs joies et leurs espoirs, elle ne cesse de professer avec le pape Benoît XVI : « Celui qui fait entrer le Christ ne perd rien, rien – absolument rien de ce qui rend la vie libre, belle et grande. Non ! Dans cette amitié seulement s’ouvrent tout grand les portes de la vie. Dans cette amitié seulement se dévoilent réellement les grandes potentialités de la condition humaine. Dans cette amitié seulement nous faisons l’expérience de ce qui est beau et de ce qui libère. »[46]
[1] Cf. Cultures et foi, Cité du Vatican, n° 2, 2002. [2] Cf. le document « Où est-il ton Dieu ? », publié en différentes langues : P. POUPARD – CONSEIL PONTIFICAL DE LA CULTURE, Où est-il ton Dieu ? La foi chrétienne au défi de l’indifférence religieuse, Salvator, Paris 2004 ; Fede cristiana, non credenza e indifferenza religiosa, in “Religioni e sette nel mondo“, 26, 2003-2004 ; Where Is Your God ? Responding to the Challenge of Unbelief and Religious Indifference Today – Dónde está tu Dios ? La fe cristiana ante la increencia religiosa, Chicago 2004 ; Dónde está tu Dios ? La fe cristiana ante la increencia religiosa, Valencia 2005 ; Gdje je tvoj Bog ? Kršćanska vjera pred izazovom vjerske ravnodušnosti, Sarajevo 2005. [3] Cf. R. RÉMOND, Le Christianisme en accusation, Paris 2000 ; Le nouvel antichristianisme, ibid., 2005. [4] Outre les textes de la Plenaria 2004, cf. le document Jésus-Christ, le porteur d’eau vive. Une réflexion chrétienne sur le « Nouvel Âge », Cité du Vatican 2003 ; Gesù Cristo portatore dell’acqua viva. Una riflessione cristiana sul “New Age”; Jesus Christ the Bearer of the Water of Life. A Christian Reflection on the “New Age“; Jesucristo portador del agua de la vida. Una reflexión cristiana sobre la “Nueva Era“; Jesus Christus der Spender lebendigen Wassers. Überlegungen zu New Age aus christlicher Sicht. [5] BENOÎT XVI, Homélie pour la messe d’inauguration du Pontificat, le 24 avril 2005, La Documentation catholique, CII (2005) 545-549. [6] JEAN-PAUL II, Lettre aux artistes, 4 avril 1999, n. 3. [7] JEAN-PAUL II, Fides et ratio, 14 septembre 1998, n. 103. [8] Pour une réflexion sur une philosophie du beau et sur l’activité artistique, voir M.-D. PHILIPPE, L’activité artistique. Philosophie du faire, 2 vol., Paris 1969-1970, avec une importante bibliographie. Pour une réflexion théologique, voir B. FORTE, La porta della Bellezza. Per un’estetica teologica, Brescia 1999 ; Inquietudini della trascendenza, chap. 3 : “La Bellezza”, Brescia 2005, p. 45-55, et La bellezza di Dio. Scriti e discorsi 2004-2005, Edizioni San Paolo, 2006. [9] JEAN-PAUL II, Fides et ratio, op. cit., n. 83. [10] St AUGUSTIN, Confessions, X, 27. [11] H. URS VON BALTHASAR, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, I – Apparition, Coll. Théologie 61, Aubier, 1965, p. 16-17. [12] Discours pour le Prix Nobel, in Œuvres, t. IX, YMCA Press, Vermont-Paris 1981, p. 9. [13] D. M. TUROLDO, “Bellezza“, in Nuovo Dizionario di Mariologia, Ed. Paoline, 1985, p. 222-223. [14] Le pape JEAN-PAUL II a repris cette affirmation essentielle dans sa Lettre aux Artistes, n. 11. [15] Cf. JEAN SCOT ERIGÈNE, De divisione naturae 1.3, et saint Bonaventure, Collationes in Hexaemeron II, 27. [16] Cf. CONSEIL PONTIFICAL DE LA CULTURE, Pour une pastorale de la culture, Téqui, 1999, n. 35. [17] Cfr. The Human Search for Truth: Philosophy, Science, Theology. International Conference on Science and Faith. The Vatican 23-25 may 2000, Saint Joseph’s University Press, Philadelphia, USA, 2002; tr. it. L’uomo alla ricerca della verità. Filosofia, scienza, teologia: prospettive per il terzo millennio. Conferenza internazionale su scienza e fede – Città del Vaticano, 23-25 maggio 2000, Vita e Pensiero, Milano 2005. [18] St BONAVENTURE, Legenda Maior, IX. [19] Cf. Jean-Paul II, Lettre apostolique Duodecimum Saeculum, 4 décembre 1987, Ch. IV : L’art chrétien authentique, N. 10-11. [20] JEAN-PAUL II, Lettre aux artistes, n. 12-13. [21] Cf. ASSOCIAZIONE ARTE E SPIRITUALITÀ, Sulla via della Bellezza. Paolo VI e gli artisti, Cahier n. 3, Brescia 2003, p. 71-76. [22] Cf. D. PONNAU, dans Forme et sens. Colloque de formation à la dimension religieuse du patrimoine culturel, Ecole du Louvre, Paris, 1997, p. 20. [23] Catéchisme de l’Église catholique – Abrégé. Introduction, Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, 2005, p. 21. [24] L’Osservatore Romano, édition française, n. 15, 12 avril 1988, p. 13. [25] E. BERTHOUD, 2000 ans d’art chrétien, CLD, 1998. [26] JEAN-PAUL II, Lettre aux artistes, op. cit., n. 12 et 8. [27] M. QUENOT, Du Dieu-homme à l’homme-Dieu. De l’icône du Christ à l’icône des saints, Cerf, 2004, avec 150 illustrations. [28] St IRÉNÉE, Adversus hæreses, IV, 20, 7. [29] C. SCHÖNBORN, L’icône du Christ. Fondements théologiques élaborés entre le Ie et le IIème Concile de Nicée (325-787), Editions Universitaires, Fribourg, Suisse, 1976. Cf. aussi PAUL EVDOKIMOV, L’art de l’icône. Théologie de la beauté, Paris, 1970. [30] Cf. n° 17 : Art et loisir et surtout n° 36 : L’art et les artistes. [31] Cf. la Lettre circulaire de la Commission pontificale pour les biens culturels de l’Église, sur La formation aux biens culturels dans les séminaires, 15 octobre 1992 ; la Note pastorale de la Conférence épiscopale régionale de Toscane : La vita si è fatta visibile. La comunicazione della fede attraverso l’Arte, du 23 février 1997, et celle du Bureau national pour les Biens culturels ecclésiastiques de la Conférence Épiscopale Italienne : Spirito Creatore, du 30 novembre 1997. [32] Cf. M. G. RIVA, Nell’arte lo stupore di una Presenza, San Paolo, Milano, 2004. [33] E. BIANCHI Perché e come evangelizzare di fronte all’indifferentismo, in “Vita e pensiero“ 2, 2005, p. 92-93. [34] D. BARSOTTI, Il mistero cristiano nell’anno liturgico, Cinisello Balsamo 2004, p. 70. [35] P. FLORENSKIJ, Les portes royales. Essai sur l’icône, Milan 1999, 50. [36] Cf. note 27. [37] Card. J. RATZINGER, Eucharistie et mission, dans Liturgie et Mission, Centre international d’études liturgiques, Paris, 2002, p. 13-16. [38] Cf. P. CLAUDEL, Ma conversion, dans Contacts et circonstances, Gallimard, 1940, p. 11 sq ; repris dans Ecclesia, Lectures chrétiennes, Paris, No 1, avril 1949, p. 53-58. [39] URS VON BALTHASAR, La Gloire et la Croix, op.cit., p. 373. [40] Cf. T. VERDON, Vedere il mistero. Il genio artistico della liturgia cattolica, Mondatori 2003. [41] Cf. aussi Exhortation Apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, 28 juin 2003, n. 66-73 ; Encyclique Ecclesia de Eucharistia, 17 avril 2003 ; Lettre Apostolique Mane nobiscum, 17 octobre 2004. [42] Cf. par exemple : C.M. MARTINI, Quelle beauté sauvera le monde? Lettre pastorale 1999-2000, Milan 1999 ; B. FORTE, Pourquoi aller à la messe le dimanche. L’Eucharistie et la beauté de Dieu, Cinisello Balsamo 2004 ; G. VECERRICA, Diamo forma alla bellezza della vita cristiana, Lettera pastorale, Fabriano 2006. [43] Cf. ACADÉMIE PONTIFICALE MARIALE INTERNATIONALE, La mère du Seigneur. Mémoire, présence, espoir, Cité du Vatican, 2000, p. 40-42. [44] St AUGUSTIN, La Cité de Dieu, XXII, 30, 5. [45] CONCILE VATICAN II, Gaudium et spes, 22. [46] BENOÎT XVI, Homélie pour la messe d’inauguration de son Pontificat, le 24 avril 2005, Documentation catholique CII (2005) 545-549. |