Ad Orientem

En se basant surtout sur les recherches de E. L. Sukenik, Louis Bouyer  a montré très clairement comment l’espace de la maison de Dieu chrétienne s’est élaboré dans une parfaite continuité avec celui de la synagogue, développant ensuite, sans rupture dramatique, sa nouveauté spécifiquement chrétienne.[1]

La foi chrétienne apporta trois innovations à l’architecture intérieure de la synagogue, qui donnèrent son nouveau et véritable profil à la liturgie chrétienne. La première : on ne tourne plus le regard vers Jérusalem; le Temple détruit n’est plus considéré comme le lieu de la présence terrestre de Dieu. Le Temple de pierre n’exprime plus l’espérance des chrétiens – son rideau est déchiré à jamais. Le regard se tourne maintenant vers l’Orient, vers le soleil levant. Il ne s’agit pas de rendre un culte solaire, mais d’écouter le cosmos parler du Christ. Dans le psaume 19 (18) le soleil, assimilé au Christ,

« comme un époux, sort de son pavillon et se réjouit, vaillant, de courir sa carrière. À la limite des cieux il a son lever et sa course atteint l’autre limite. » Verset 6 et suivant.

Ce psaume, qui passe sans transition de la glorification de la Création à la louange de la Loi, a maintenant pour référence le Christ, le Logos éternel, le Verbe vivant né de la Vierge Marie, véritable lumière de l’histoire qui illumine désormais le monde entier.

L’Orient prend symboliquement le relais du Temple de Jérusalem et le Christ, représenté par le soleil, devient le lieu de la Shekinah, du trône du Dieu vivant. Par l’incarnation, c’est la nature humaine qui est véritablement devenue le trône de Dieu, lequel est ainsi définitivement relié à la terre, définitivement accessible à notre prière.

La prière vers l’est a été considérée par l’ancienne Eglise comme une tradition remontant aux apôtres. Même s’il n’est pas possible de dater avec précision le moment où l’on cessa de regarder vers le Temple pour se tourner vers l’est, cette évolution remonte avec certitude au premier temps du christianisme, et a toujours été considéré comme une caractéristique essentielle de la liturgie chrétienne (comme aussi de la prière personnelle).

L’ « orientation » (oriens, en latin, signifie « est » ; orientation veut donc dire direction vers l’est) a plusieurs significations. Elle exprime la forme christologique de notre prière : en dirigeant notre regard vers l’est, nous le tournons d’abord vers le Christ, le point de rencontre de Dieu et de l’homme. Symboliser le Christ par le soleil levant, c’est également définir la christologie de façon eschatologique. Le soleil levant symbolise le Seigneur du second avènement, l’aube finale de l’histoire. Prier en direction de l’est signifie donc aussi partir à la rencontre du Christ qui vient.

Une liturgie tournée vers l’est nous fait en quelque sorte entrer dans la procession de l’histoire, en marche vers le monde à venir, vers le ciel nouveau et la terre nouvelle, qui viennent à notre rencontre dans le Christ. Elle est prière d’espérance, prière sur la voie ouverte par l’incarnation, la crucifixion et la résurrection du Christ.

Pour cette raison dans certaines parties de la chrétienté, la direction de l’est fut très tôt mise en relation avec la Croix, sans doute aussi sous l’influence de certains textes du Nouveau Testament (Ap 1,7 et Mt 24,30).

(…)

Le signe du Fils de l’homme, du Transpercé, est la Croix, devenue maintenant le signe de la victoire du Ressuscité. Le symbolisme de la Croix et celui de l’Orient se rejoignent dans la dynamique de l’espérance qui nous porte à la rencontre de Celui qui vient.

Finalement, l’ « orientation » de la liturgie manifeste que cosmos et histoire sacrée vont de pair. La dimension cosmique implique que la liturgie chrétienne ne s’accomplit pas seulement pour l’homme. Le cosmos prie aussi. Lui aussi attend la Rédemption. C’est dire que le thème de la Création fait partie intrinsèque de la prière chrétienne, qui perd sa grandeur quand elle oublie ce lien. D’où la nécessité absolue de ranimer, autant que faire se peut, la tradition apostolique de l’ « orientation » – dans la construction des églises comme dans l’accomplissement de la liturgie.[2]

Une chose est resté claire à l’esprit de toute la chrétienté : la prière vers l’Orient est de tradition depuis l’origine du christianisme, elle exprime la spécificité de la synthèse chrétienne, qui intègre cosmos et histoire, passé et monde à venir dans la célébration du mystère du salut. Dans la prière vers l’Orient nous exprimons donc notre fidélité au don reçu dans l’incarnation et l’élan de notre marche vers le second avènement.

L’homme moderne ne comprend plus grand-chose à cette « orientation ». Pour le judaïsme et l’islam, il est encore naturel, comme il a toujours été, de prier en direction du lieu où Dieu s’est révélé, de telle façon et en tel lieu. Mais dans le monde occidental, il règne une façon de penser abstraite, qui en un sens est l’effet du christianisme.

Si Dieu est esprit, si Dieu est partout, cela n’implique-t-il pas que la prière ne soit liée ni à un lieu ni à une direction ? C’est vrai, nous pouvons prier en tous lieu, et Dieu nous est partout accessible. L’idée d’un Dieu partout présent est une idée chrétienne, qui voit Dieu au-dessus de tous les dieux, un Dieu qui embrasse le cosmos et nous est en même temps plus intime que notre être même. Cette conscience nous vient de la Révélation : Dieu s’est montré à nous. C’est pourquoi nous le connaissons et, dans cette connaissance, pouvons le prier avec confiance en tout lieu. C’est ce qui justifie, aujourd’hui comme autrefois, que notre corps, dans la prière, soit tourné vers le Dieu qui s’est révélé à nous. En effet,

Dieu lui-même s’étant fait chair, étant entré dans le temps et l’espace, il importe que notre langage dans la prière – du moins la prière liturgique en commun – soit « incarné », christocentrique, puisque notre louange est adressée au Dieu trine par l’intercession de Celui qui s’est fait homme.

Le signe cosmique du soleil levant symbolise l’universalité de Dieu, qui est au-delà de tout lieu, et manifeste en même temps le caractère concret de la Révélation. Ainsi notre prière s’inscrit dans la longue procession des peuples vers Dieu.[3]

La prière en commun vers l’est ne signifiait pas que la célébration se faisait en direction du mur ni que le prêtre tournait le dos au peuple – on n’accordait d’ailleurs pas tant d’importance au célébrant. De même que dans la synagogue tous se regardaient vers Jérusalem, de même tous ensemble regardaient « vers le Seigneur ». Il s’agissait donc, pour reprendre les termes de J. A. Jungmann, un des pères de la Constitution sur la Liturgie de Vatican II, d’une orientation commune du prêtre et du peuple, conscients d’avancer ensemble en procession vers le Seigneur. […] L’orientation commune vers l’est pendant le Canon demeure essentielle. Il ne s’agit pas d’un élément accidentel de la liturgie. L’important n’est pas de regarder le prêtre mais de tourner un regard commun vers le Seigneur. Il n’est plus question ici de dialogue mais d’une commune adoration, de notre marche vers Celui qui vient.[4]

 

[1]Cardinal Joseph Ratzinger, L’Esprit de la Liturgie, Chapitre deux. Le Lieux sacré : La signification du bâtiment de l’église, Ad Solem, 2001, p. 54

[2] Cardinal Joseph Ratzinger, L’Esprit de la Liturgie, Chapitre deux. Le Lieux sacré : La signification du bâtiment de l’église. , Ad Solem, 2001, P.57-58-59

[3] Cardinal Joseph Ratzinger, L’Esprit de la Liturgie, Chapitre Chapitre trois. Autel et orientation de la prière,, Ad Solem, 2001, P.63-64

[4] Cardinal Joseph Ratzinger, L’Esprit de la Liturgie Chapitre Chapitre trois. Autel et orientation de la prière, Ad Solem, 2001, P.68

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